Sortir : Comment avez-vous construit cette dernière saison ?

Catherine Dunoyer de Segonzac : C'était difficile à faire ! J'ai souhaité faire revenir tous les chorégraphes qui m'ont touchée, mais ils m'ont tous touchée ! Les chorégraphes ont un énorme potentiel de poésie, ils sont perturbateurs, peuvent émouvoir. Les artistes transcendent beaucoup de choses dans la vie ; sans eux, nous passerions à côté d'énormément de sensations. Au bout de 30 ans, j'ai toujours la même passion ! Je pense que l'humain a un potentiel énorme, qu'il n'utilise qu'à 10% de ses capacités. La rencontre avec les artistes permet de découvrir ce potentiel, chaque rencontre apporte quelque chose de différent, des réactions, des émotions très contrastées.

 

Soritr : Qui avez-vous fait revenir ?

Catherine Dunoyer de Segonzac  : À la fois des chorégraphes qui ont de la bouteille, mais aussi des jeunes que l'on essaie toujours de soutenir. Un bel exemple : Thomas Lebrun, nous l'avons soutenu et porté durant six ans, il est aujourd'hui nommé directeur du Centre Chorégraphique National de Tours, où il prendre ses fonctions en janvier. Il présentera son spectacle, La jeune fille et la mort, en mai au Colisée, en partenariat avec le Centre Chorégraphique National de Roubaix.

 

Sortir : La danse trouve toute sa place à Roubaix !

Catherine Dunoyer de Segonzac  : Notre Centre de Développement Chorégraphique et le CCN, installés sur ce territoire, sont très complémentaires. Une belle collaboration ! Cette année, par exemple, nous avons monté les parcours dansés (15 octobre – 1er décembre) : la métropole lilloise finance cette initiative dans le cadre des Belles Sorties, cela permet de proposer des soirées dans de petites villes de la Métropole. Tressin le 15, Linselles le 20, Vendeville le 28 octobre, Neuville-en-Ferrain le 4, Fournes-en-Weppes le 6, Wavrin le 12 novembre, Saint André le 1er décembre. Chaque fois, deux propositions, l'une du CCN, l'autre du CDC, cela permet de voir des choses, des directions chorégraphiques différentes. Une dynamique, astucieuse et tonique, s'est créée, avec des allers-retours incessants entre nous. Une belle complémentarité voit le jour. Nous dynamisons les jeunes chorégraphes. Le CCN, c'est un mastodonte par rapport à nous, Carolyn Carlson, une star ! Mais ça fonctionne bien, car Carolyn Carlson et son équipe ont une attitude beaucoup plus ouverte par rapport à l'ancien CCN. Le pôle danse à Roubaix est assez exceptionnel, porté également par la ville de Roubaix qui nous suit. Seul Grenoble réunit à la fois un CDC et un CCN.

 

Sortir : Et à l'échelle régionale ?

Catherine Dunoyer de Segonzac  : Nous nous trouvons dans un région très privilégiée. Et encore plus par l'action complémentaire que nous menons ensemble. La danse fait désormais parti du paysage. Lorsque j'ai créé Danse à Lille en 1983, la danse contemporaine était inexistante à Lille. Sur l'émergence, il n'y avait rien. Ce fut volontaire de ne pas s'installer tout de suite dans un lieu. Huit scènes nationales, c'est énorme sur une région, mais pas de danse. Et aujourd'hui, pas une seule structure qui ne programme pas de danse contemporaine ! J'ai rempli mon défi à 300%!

Des les années 80/85, la danse contemporaine s'étend dans le monde et en France. Le public adhère, même aux spectacles parfois dérangeants. Nous sommes arrivés au bon moment, en 1983. Le Ministère de la Culture, sous Jack Lang, a beaucoup aider la culture, la danse en particulier. Mais ce n'est pas fini. Il faut continuer à découvrir, voyager, expérimenter.

 

Sortir: Que reste-t-il à faire ?

Catherine Dunoyer de Segonzac  : Il faut encore aller dans les petits lieux, qui n'ont jamais reçu de danse, comme avec les Belles Sorties. On voit de la danse partout : clips, pubs, défilés de 14 juillet... On fait appel aux chorégraphes, mais on ne leur donne pas les moyens. Ce sont les artistes les moins bien payés. La France est le pays où l'on compte le plus de chorégraphes et de danseurs – je vois 250 compagnies par an ! -, le vivier est immense, mais ils rament. Encore beaucoup à faire !

Un artiste trouvera toujours les moyens de faire son travail, c'est vital pour lui. Ce n'est pas une question de moyens, même s'il est vrai qu'il en faut. Je ne suis pas inquiète face à la baisse des moyens, les artistes possèdent la faculté de transcender tout cela. Aucune période où il n'y a pas eu d’artistes, même pendant la guerre. Ce n'est pas qu'une question d'argent. J'ai confiance dans l'Homme et dans l'artiste. Même si, bien sûr que ça va mal, et que l'argent n'est pas dans les bonnes poches. L'artiste a toute sa place dans ces périodes difficiles, c'est là qu'il prend toute son importance. Je ne vois pas comment la société pourrait vivre sans les artistes.

 

Sortir : Vous aidez justement beaucoup la jeune création, par le biais du festival Les repérages notamment...

Catherine Dunoyer de Segonzac  : Les Repérages, les Petits Pas (pour le jeune public), ces festivals ont désormais pignon sur rue. Ils sont déjà presque pleins ! Danse à Lille s'est bâti sur plein de réseaux, à différents niveaux. Si je devais faire un bilan, de cela aussi, j'en suis très contente. Sur le plan régional, national, international, nous sommes dans des réseaux, des partenariats établis de longue date. Les petites scènes ouvertes, ce sont sept partenaires aux quatre coins de France, qui accueillent un spectacle extérieur à leur région. Un tremplin pour ces petites compagnies qui ont du mal à sortir de leur région. Yuval Pick est venu dans les petites scènes, puis aux Repérages, rencontres internationales de la jeune chorégraphie : un vrai coup de pouce, on l'a vu gravir les échelons, comme Jean Gaudin, Mathilde Monnier, Cyril Viallon, Pál Frenák. Ils reviennent tous cette année, la plupart avec des créations ! J'ai rencontré des gens fabuleux, qui ont tout à dire et à transmettre. Artistes, public et structures n'existent pas les uns sans les autres. Chacun apporte son savoir à l'autre, une spirale sans fin, dans laquelle on est aspiré, où l'on essaie d'attirer le plus de monde possible. Les artistes vous tirent sans arrêt. C'est enthousiasmant, euphorisant, indispensable !

 

Sortir : Quelle est la spécificité de la danse ?

Catherine Dunoyer de Segonzac  : Le danseur parle avec son corps, on peut difficilement tricher avec son corps. Le danseur est le plus vulnérable des artistes, il peut s'apparenter à un circassien. Le danseur est nu face au public. J'espère avoir réussi à faire partager cela ! La danse est un langage universel, sans frontière. Elle s'enrichit de différentes cultures, énergies, colorations. C'est incroyable de confronter ces cultures différentes. La création est là, les émotions aussi, quelles qu'elles soient. Des réflexions intellectuelles aux poils qui se hérissent, c'est fabuleux ! Pour rien au monde je n'aurai voulu faire autre chose que cela. Il faut plus de culture, et y donner accès au plus grand nombre. Les artistes sont des personnes extra-ordinaires, ont un pouvoir sur la société même s'ils ne s'en rendent pas compte. Il faut les aider et les protéger, c'est pour cela que nous sommes là, nous !